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Cavalerie contre infanterie : la réalité

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Cavalerie contre infanterie : la réalité Empty Cavalerie contre infanterie : la réalité

Message par Thierry M. Dim 27 Déc 2015 - 11:08

Extrait d'« Anatomie de la bataille » de John Keegan, collection « Géostratégie » chez Robert Laffont, pages 127 à 134.

Cavalerie contre infanterie

La cavalerie se débrouilla-t-elle mieux contre l'infanterie ? Il est difficile de répondre à cette question de manière nette, parce que ce type d'affrontement présente une plus grande variété de situations. La cavalerie pouvait théoriquement être très redoutable pour l'infanterie. Les régiments de l'Union Brigade qui chargèrent le flanc de D'Erlon, à un moment où il se trouvait sous le feu et essayait de transformer ses colonnes en lignes, semèrent le désordre chez l'ennemi en quelques instants. « Comme nous approchions à une allure modérée, écrivait Evans, officier de la brigade, les lignes avant et les flancs commencèrent à converger en reculant, cependant que l'arrière des colonnes avait déjà commencé à fuir… En dévalant la colline, la brigade fit environ deux mille prisonniers que nous pûmes emmener vers l'arrière. L'ennemi se répandit comme un troupeau de moutons par toute la vallée, les dragons n'avaient qu'à les cueillir. » Shelton, officier au 28e régiment qui suivit ces dragons à pied, les vit distinctement « charger la colonne de réserve et y faire leur percée. La plupart des Français jetèrent les armes en voyant la cavalerie faire irruption ». (Tomkinson du 16e Dragons Légers vit plus tard ces armes alignées « en deux rangées presque aussi régulières que s'il s'était agi d'un exercice de parade ».) Mais des Français tinrent bon. « Un bon nombre d'entre eux, raconte Marten du 2e régiment de Life Guards, s'était jeté à terre où ils restèrent jusqu'à ce que nous passions, puis, se relevant, nous tirèrent dessus. » Mais jamais il n'y eut de pertes sévères parmi ces fantassins, le simple fait de s'étendre par terre suffisant à les mettre hors de portée des coups d'épée (pas des coups de lance, toutefois), et ceux qui faisaient le mort étaient sains et saufs après le passage de la cavalerie, trop occupée à se ruer vers les lignes ennemies ; ceux qui offraient leur reddition la voyaient sur-le-champ acceptée, on était encore au début de la bataille, il restait nombre de dangers à traverser, on n'avait ni le temps ni le goût des massacres inutiles. Pourtant, à la fin de la journée, des unités d'infanterie isolées dont la détermination à combattre avait disparu et qui ne pouvaient espérer d'aide de personne, se firent blesser ou tuer pour avoir voulu fuir ou se rendre. Duperier, un officier du rang du 18e Hussards, rapporte dans son langage fruste « On est tombé sur un régiment de fantassins français qui disaient "Vive le roi ", trop tard, d'ailleurs personne chez nous ne comprenait le français, on les a taillés en pièces jusqu'à ce qu'on ait atteint la réserve et là on a reçu de la mitraille, alors on a fait demi-tour et on s'est autant régalés au retour qu'à l'aller. » Murray, qui commandait le régiment, s'est retrouvé dans l'un des groupes de fugitifs, l'un d'entre eux s'est jeté vers lui avec sa baïonnette, « il s'évertuait à tuer cinq ou six adversaires à la file pour protéger son maître » (voilà qui n'aurait sans doute pas convaincu une commission d’enquête !)
Mais même tard dans la journée, les fantassins français « enfin, ceux qui restaient debout », pouvaient voir arriver la cavalerie anglaise sans inquiétude. Taylor, du 10e Hussards, aperçut, à peu près au moment où Duperier massacrait les malheureux fugitifs, « une trentaine d'hommes du 18e charger avec beaucoup de panache inutile un carré juché sur la colline qui les repoussa. En effet, il y a un véritable leitmotiv dans les récits de la bataille de Waterloo, c'est la charge de cavalerie repoussée par un carré de fantassins. Toutes les tentatives n'étaient pas absolument vouées à l'échec, le 69e régiment, sur qui les Français tombèrent avant qu'il ait eu le temps de se former en carré à Quatre-Bras a vu tailler en pièces trois de ses compagnies par la cavalerie française et perdit l'un de ses emblèmes (un grave désastre, surtout qu'il en avait déjà perdu un l'année précédente à Bergen-op-zoom). Et à Garcia Hernandez, en 1812, les dragons de Bock, de la légion royale allemande, avaient fait proprement irruption au sein d'un carré de fantassins français qui faisaient feu au coude à coude. Ce qui se passa alors permet d'expliquer pourquoi rien de semblable ne se produisit à Waterloo. Il s'agit d'un cas rarissime dans la guerre moderne : l'événement eut lieu parce que l'un des chevaux des dragons, lancé au galop à une certaine vitesse, fut touché avec son cavalier en pleine course ; continuant leur chemin comme des automates ils ne tombèrent pas tout de suite mais s'effondrèrent sur les premiers rangs de fantassins adverses. La brèche était ouverte, une poignée d'assaillants s'y engouffra, puis le reste du régiment. Le cheval mort avait réussi là où la chair à canon bien vivante aurait échoué. Il avait joué le rôle d'un projectile géant et ouvert le passage. La percée à travers un carré d'infanterie fut encore tentée plusieurs fois à Waterloo par la cavalerie française ; il y eut peut-être une douzaine d'assauts de ce genre pendant les opérations montées, cet après-midi-là. Cependant, en dépit des pertes sévères infligées aux fantassins, jamais ces tentatives ne furent couronnées de succès. L'expérience accumulée par les cavaliers contre des troupes moins entraînées les avait mis exagérément en confiance : ils escomptaient une hésitation dans les premiers rangs de tireurs, une faiblesse qui leur permît de franchir les cinquante derniers mètres, une volée de plomb moins épaisse, signe d'une détermination moins forte, et puis une soudaine irrésolution générale qui eût dû se traduire par un désordre - après quoi le régiment aurait fui, le dos tourné, la tête dans les épaules, en courant désespérément devant les sabots des seigneurs de la bataille. Normalement, voilà comment les choses auraient dû se passer. Ce scénario fut d'ailleurs sur le point de se vérifier en maintes occasions le long des premières lignes de Wellington, bien plus souvent que le désastre final essuyé par la cavalerie ne le laisserait supposer à première vue. « La première fois que des cavaliers approchèrent de mon carré (le 79e régiment), écrit un officier du Royal Engineer, les hommes, tous de jeunes soldats, parurent inquiets. Ils tirèrent trop haut, sans résultat, et dans l'un des angles de la formation l'hésitation était assez perceptible pour m'infliger un sentiment d'inconfort. » Morris, un sergent du 71e, témoigne quant à lui de la forte impression psychologique produite par ces vagues d'attaquants à cheval : « Un nombre considérable de cuirassiers français fit sont apparition, au sommet de la colline juste en face de nous, ils se rendirent maîtres de l'artillerie que nous avions disposée là et fondirent, ensuite, droit sur nous. Leur aspect était effrayant - aucun ne faisait moins de deux mètres, ils portaient des casques de métal et des cuirasses sur la poitrine, taillées en gorge de pigeon pour dévier l'impact des balles. Ils avaient l'air dotés d'une constitution formidable, j'ai songé que nous n'avions pas la moindre chance en face d'eux. » Dans tous les cas, toutefois, le même scénario se reproduisit presque exactement, l'élan de la cavalerie fut brisé et l'avantage psychologique passa des assaillants aux défenseurs. D'abord, la cavalerie bifurquait, freinait ou même parfois s'arrêtait en arrivant à portée immédiate des tirs du carré. Parfois c'était à cause d'une salve bien envoyée de l'artillerie, qui avait fauché des chevaux dans les premiers rangs chez l'attaquant. Leeke, du 52e, décrit leur approche ainsi : « Leur style ne manquait pas de panache, ni leur ordre de rigueur, d'abord au trot, ensuite au galop, jusqu'à ce qu'ils arrivent à trente ou quarante mètres devant le carré, alors, un cheval ou deux ayant été abattus, en voulant les éviter la troupe changeait légèrement de direction, ce qui la portait d'un côté ou de l'autre de nos positions, et ils préféraient cela à l'affrontement direct et frontal avec nos baïonnettes. » Écoutons Eeles, du 95e :
« J'ai empêché tous mes hommes de tirer jusqu'à ce que les cuirassiers approchent à une trentaine de mètres du carré, après je fis tirer une volée de plomb par ma compagnie qui a eu pour effet de descendre nombre de chevaux tandis que le 71e tirait aussi. Il est devenu pratiquement impossible à l'ennemi de continuer sa charge. Je pense ne pas me tromper en affirmant que la moitié des assaillants se retrouva par terre, quelques-uns tués avec leurs chevaux, d'autres blessés. Mais la plupart d'entre eux étalent bien vivants. Au bout d'un moment, ils purent se dégager et ils partirent en courant vers leurs arrières, quelques-uns à cheval, mais la plupart sans leur monture. »
Quelquefois, ce coup d'arrêt se produisait parce que la tête des assaillants essayait de feinter l'ennemi ou de lui faire peur, de manière qu'il commence le tir avant que la cavalerie ne fût à portée, après quoi il restait aux cavaliers à profiter des quinze secondes nécessaires pour recharger. Le duc lui-même se souvient d'avoir vu des carrés qui « retenaient le feu en attendant la charge des cavaliers, mais eux-mêmes ne chargeaient pas avant le tir » ; le stratagème ne prenait pas contre des soldats comme les Anglais, qui étaient entraînés à garder la moitié de leur capacité de feu en réserve. Parfois les Français arrêtaient leur avance tout simplement parce qu'ils avaient peur d'aller plus loin. La chose avait lieu souvent après la première pénétration dans la zone de portée du tir d'infanterie, juste devant le carré, alors que l'attitude la plus sûre aurait sans doute consisté à continuer, plutôt qu'à marquer le pas. Reynell, qui commandait le 71e, parle des « visites répétées » des cuirassiers. « Je ne dis pas attaques parce que ces colonnes de cavaliers n'essayèrent jamais de pénétrer notre carré, ils limitèrent leur approche à une quinzaine de mètres de nos premiers rangs, alors ils nous longeaient, recevaient du plomb, puis s'exposaient de même au carré voisin. »
Même s'il était considéré comme honteux pour la cavalerie de lâcher prise et de s'éloigner des carrés qui faisaient feu, l'attitude qui consistait à tourner autour comme les guerriers indiens ou à avancer lentement pour effrayer l'adversaire était pire. La peur que pouvait inspirer la cavalerie aux fantassins était limitée par la fumée de la première salve. Le régiment Royal Engineer, à couvert avec le 79e, put remarquer à quel point la supériorité morale était sujette à éclipses :
« En fait nous ne subîmes aucun dommage. De temps en temps un individu un peu plus audacieux que les autres se jetait sur nos baïonnettes, brandissait son épée et faisait le matamore, mais le gros de la troupe restait apathique, elle montait de quelques mètres, comme si malgré la crainte elle ne se résolvait pas à tourner les talons. Nos hommes se sont rapidement aperçus qu'ils avalent le meilleur rôle, et même après, quand ils entendirent approcher la cavalerie, visiblement ils trouvaient que c'était encore préférable à la canonnade. »

MacReady, du 30e, se souvient que ses hommes « commençaient à avoir pitié de l'insistance inutile de leurs assaillants et qu'à chaque nouvelle attaque ils grommelaient " Voilà que ces idiots remettent ça l " ». Prenant confiance, et même plutôt enivrés par leur propre faculté de résistance aux attaques des escadrons français (après leur deuxième dispersion d'une charge française à Quatre-Bras, on s'était « copieusement serré les mains et congratulé » dans le carré du 30e régiment), les fantassins anglais commencèrent à infliger à l'ennemi des pertes importantes, au moins tant qu'il eut la folie de rester à portée de tir. Saltoun, qui commandait les compagnies légères des gardes, ordonna à ses troupes de faire feu sur un groupe de cavaliers français qui « se mirent alors à longer les lignes avant du 52e régiment, dans le but de le prendre par le flanc droit, mais ils furent réduits à néant par le feu de ce régiment ». Le 40e, mis en alerte par un vieux sergent qui cria « ils portent l'armure, tirez sur les chevaux ! », descendit des cuirassiers par tombereaux. « C'était presque risible de voir ces gardes aux armures rutilantes essayant de fuir en vain devant nos compagnies légères qui les capturaient en grand nombre. »
Cette mention des pertes en chevaux nous rappelle opportunément que les troupes françaises ne se battaient pas seulement contre des fantassins anglais en arme mais aussi contre leurs propres montures. Gronow, qui fut un observateur très précis de la bataille, vue de l'un des carrés de gardes à pied, raconte que « les chevaux des premiers rangs de cuirassiers, malgré l'effort de leurs cavaliers, finissaient par rester tétanisés, agités de tremblements, l'écume aux naseaux, à une distance d'une vingtaine de mètres… et ils résistaient généralement à toutes les tentatives qui visaient à les jeter contre le hérissement d'armes devant eux », une chose assez identique se produisit devant la batterie de Mercer : « Une masse informe fondit sur nous… des hommes essayant en vain d'obliger leurs chevaux à franchir les dépouilles de leurs compagnons morts. Comme les pertes se multipliaient, tandis que le rythme de montée à l'assaut des positions anglaises faiblissait, à mesure que s'élevait le tas de cadavres le long de la ligne de portée des armes de l'infanterie, il devint de plus en plus difficile de forcer les chevaux à s'exposer au feu. Les unités françaises les moins résolues abandonnèrent un peu plus d'une centaine de mètres avant !e contact, laissant les troupes d'attaque décharger leurs pistolets sur les lignes anglaises, ou trottant de bas en haut de la colline en faisant feu avec leurs carabines. Le procédé était d'une inefficacité parfaite et presque pathétique. » Un lecteur d'aujourd'hui peut se poser la question de savoir si ce genre de sympathie - à supposer qu'on puisse parler de sympathie - dans la bataille entre cavaliers et carrés de fantassins n'est pas déplacé. Si l'on y regarde de près, les épreuves endurées par les bataillons soumis à ces orages mortels sont à couper le souffle. (La comparaison imaginée par Mercer à propos de l'attaque de la cavalerie sur les carrés de Wellington disposés en échiquier faisait état d'une « vague énorme venant se briser sur une côte hérissée de rochers, contre lesquels cette masse d'eau se brisait avec un rugissement furieux, et bondissait dans un bouillonnement sonore jusque très loin sur la plage voisine ».) Mais comme l'a montré Jack Weller dans son étude sur l'épaisseur des formations présentes sur le terrain, le nombre des cavaliers dans une ligne d'attaque était toujours plus faible que celui des fantassins adverses. Si la taille moyenne d'un bataillon était de cinq cents hommes, il formait, une fois mis en carré, une formation d'une vingtaine de mètres de côté, qui opposait cent quarante hommes à la cavalerie française. À cause des chevaux, celle-ci ne pouvait aligner qu'environ dix-huit hommes sur la même largeur de front, et le même effectif immédiatement derrière. Ces trente-six hommes recevaient le feu des carrés à eux seuls. Mais même si le pire était passé avec la première volée de plomb, la taille de l'escadron auquel ils appartenaient était seulement de cent vingt hommes ; et en cas d'échec à désarmer l'infanterie adverse, ce qui fut toujours le cas, chaque cavalier devenait la cible de quatre fantassins. Quand on examine les choses sous cet angle-là, la phrase « Voilà encore ces idiots qui remettent ça » prend tout son sens.

Le texte scanné a été reconnu puis corrigé avec ProLexis, merci de me signaler les éventuelles fautes. Cool


Dernière édition par Thierry M. le Ven 1 Jan 2016 - 21:39, édité 3 fois
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Message par Habemus Papam Jeu 31 Déc 2015 - 19:18

Très impressionnant et humain à la fois. Je parle de taille humaine (escadron, 1 contre 4, 36 hommes de front, etc.) Merci pour l'article.

N'ayant pas cherché en ce sens, j'ai malgré tout détecté un point d'exclamation en 7ème ligne de l'avant dernier paragraphe : " tirez sur les chevaux I".

Et la française des jeux à la 8ème ligne en partant du bas de l'article : " jusque très loto sur la plage voisine".


Bonne St Sylvestre.
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Message par Thierry M. Jeu 31 Déc 2015 - 19:40

Merci pour le point d'exclamation et le « très loin… » Cool

Bonnes fêtes à toi et à tous ceux qui nous lisent. cheers rendeer
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Message par franckT Ven 1 Jan 2016 - 10:49

Bonne année à toi aussi  santa
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Message par Bald Ven 1 Jan 2016 - 20:12

Merci pour ce texte qui permet de bien mettre en perspective les rapports de force dans une bataille.
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